XI

IDÉAL DU MOI ET MOI-IDÉAL

 

 

Freud ligne à ligne.

Leurres de la sexualité.

 La relation symbolique définit

la position du sujet dans

 l'imaginaire.

 

 

Leclaire, qui a travaillé pour nous le texte difficile de l'Introduction au narcissisme, va continuer à nous apporter aujourd'hui ses réflexions et ses questions. Reprenez la deuxième partie et tâchez de citer beaucoup.

 

1

 

Dr Leclaire : – C'est un texte impossible à résumer. Il faudra le citer presque intégralement. La première partie pose la distinction fondamentale de la libido, avec des arguments sur lesquels vous avez dressé vos considérations sur le plasma germinal. Dans la seconde partie, Freud nous dit que c'est certainement l'étude des démences précoces, ce qu'il appelle le groupe des paraphrénies, qui reste le meilleur accès pour l'étude de la psychologie du moi. Mais ce n'est pas celle qu'il continuera à examiner. Il nous cite plusieurs autres voies qui peuvent mener à des réflexions sur la psychologie du moi. Il part de l'influence des maladies organiques sur la répartition libidinale, ce qui peut être considéré comme une excellente introduction à la médecine psychosomatique. Il se réfère à un entretien qu'il avait eu avec Ferenczi sur ce sujet, et part de cette constatation que, au cours d'une maladie, d'une souffrance, le malade retire son investissement libidinal sur son moi pour le libérer à nouveau après sa guérison. Il trouve que c'est une considération banale, mais qui demande quand même à être examinée. Pendant la phase où il retire son investissement libidinal des objets, la libido et l'intérêt du moi sont de nouveau confondus, ont de nouveau le même destin, et deviennent impossibles à distinguer.

Connaissez-vous Wilhelm Busch? C'est un humoriste dont vous devriez être nourris. Il y a de lui une création inoubliable qui s'appelle Balduin Bählamm, le poète entravé. Le mal aux dents qu'il éprouve vient suspendre toutes ses rêveries idéalistes et platonisantes, ainsi que son inspiration amoureuse. Il en oublie les cours de la bourse, les impôts, la table de multiplication, etc. Toutes les formes habituelles de l'être se trouvent tout d'un coup sans attrait, néantisées. Et maintenant, dans le petit trou, la molaire habite. Le monde symbolique des cours de la bourse et de la table de multiplication est tout entier investi dans la douleur.

 

Dr Leclaire : – Freud passe ensuite à un autre point, l'état de sommeil dans lequel il y a de même un retrait narcissique des positions libidinales. Il revient ensuite à l'hypocondrie, dans ses différences et ses points communs avec la maladie organique. Il en arrive à cette notion que la différence entre les deux, qui n'a peut-être aucune importance, est l’existence d'une lésion organique. L'étude de l’hypocondrie et des maladies organiques lui permet surtout de préciser que, chez l’hypocondriaque, il se produit sans doute aussi des changements organiques de l'ordre des troubles vaso-moteurs, des troubles circulatoires, et il développe une similitude entre l'excitation d'une zone quelconque du corps et l'excitation sexuelle. Il introduit la notion d'érogénéité, des zones érogènes qui peuvent, dit-il, remplacer le génital et se comporter comme lui, c'est-à-dire être le siège de manifestations et de détentes. Et il nous dit que chaque changement de ce type de l'érogénéité dans un organe pourrait être parallèle à un changement d'investissement libidinal dans le moi. Ce qui repose le problème psychosomatique. De toute façon, à la suite de l'étude de l'érogénéité, et des possibilités d'érogénéisation de n'importe quelle partie du corps, il en arrive à cette supposition que l’hypocondrie pourrait être classée dans les névroses dépendant de la libido du moi, alors que les autres névroses actuelles dépendraient de la libido objectale. J'ai eu l'impression que ce passage qui forme, dans l'ensemble de la seconde partie, une sorte de paragraphe, est moins important que le second paragraphe de la deuxième partie, dans lequel il définit les deux types de choix objectal.

 

La remarque essentielle de Freud est qu'il est à peu près indifférent qu'une élaboration de la libido – vous savez combien il est difficile de traduire Verarbeitung, et élaboration ce n'est pas tout à fait ça – se produise sur des objets réels ou des objets imaginaires. La différence n'apparaît que plus tard, quand l'orientation de la libido se fait sur des objets irréels. Cela conduit à un Stauung, à un barrage de la libido, ce qui nous introduit au caractère imaginaire de l'ego, puisqu'il s'agit de sa libido.

 

O. Mannoni : – Ce mot allemand doit signifier construction d'une digue. Il a l'air d'avoir un sens dynamique, et signifie en même temps une élévation du niveau, et par conséquent une énergie de plus en plus grande de la libido, ce que l'anglais rend bien par damming.

Damming up, même. Freud cite au passage quatre vers d'Henri Heine dans les Schöpfungslieder, recueillis en général avec les Lieder. C'est un très curieux petit groupe de sept poèmes, à travers l'ironie, l'humour desquels il paraît beaucoup de choses qui touchent à la psychologie de la Bildung. Freud se pose la question de savoir pourquoi l'homme sort du narcissisme. Pourquoi l'homme est-il insatisfait ? A ce moment vraiment crucial de sa démonstration scientifique, Freud nous donne les vers de Heine. C'est Dieu qui parle, et qui dit – La maladie est bien le dernier fondement de l'ensemble de la poussée créatrice. En créant, j'ai pu guérir. En créant, je suis devenu bien portant.

 

Dr Leclaire : – C’est-à-dire que ce travail intérieur pour lequel sont équivalents les objets réels et les objets imaginaires...

 

Freud ne dit pas que c'est équivalent. Il dit qu'au point où nous en sommes de la formation du monde extérieur, il est indifférent de considérer si c'est réel ou imaginaire. La différence n'apparaît qu'après, au moment où le barrage produit ses effets.

 

Dr Leclaire : – J'en arrive donc au deuxième sous-chapitre de la deuxième partie, où Freud nous dit qu'un autre point important de l'étude du narcissisme réside dans l'analyse de la différence des modalités de la vie amoureuse de l'homme et de la femme. Il en arrive à la distinction de deux types de choix que l'on peut traduire par anaclitique et narcissique et il en étudie la genèse, il en arrive à cette phrase – L'homme a deux objets sexuels primitifs, lui-même et la femme qui s'occupe de lui. On pourra partir de là.

 

Lui-même, c'est-à-dire son image. C'est tout à fait clair.

 

Dr Leclaire : – Il détaille plus avant la genèse, la forme même de ce choix. Il constate que les premières satisfactions sexuelles autoérotiques ont une fonction dans la conservation de soi. Ensuite, il constate que les pulsions sexuelles s'appliquent d'abord à la satisfaction des pulsions du moi, et ne deviennent autonomes que plus tard. Ainsi l'enfant aime d'abord l'objet qui satisfait ses pulsions du moi, c'est-à-dire la personne qui s'occupe de lui. Enfin, il en arrive à définir le type narcissique de choix objectal, surtout net, dit-il, chez ceux dont le développement libidinal a été perturbé.

 

C'est-à-dire chez les névrosés.

 

Dr Leclaire : – Ces deux types fondamentaux correspondent – c'est ce qu'il nous avait annoncé – aux deux types fondamentaux, masculin et féminin.

 

Les deux types – narcissique et Anlehnung.

 

Dr Leclaire : – Anlehnung a une signification d'appui.

 

La notion d'Anlehnung n'est pas sans rapport avec la notion de dépendance développée depuis. Mais c'est une notion plus vaste et plus riche. Freud fait une liste des différents types de fixation amoureuse, qui exclut toute référence à ce qu'on pourrait appeler une relation mûre – ce mythe de la psychanalyse. Il y a d'abord, dans le champ de la fixation amoureuse, de la Verliebtheit, le type narcissique. Il est fixé par ceci, qu'on aime – premièrement, ce qu'on est soi-même, c'est-à-dire, Freud le précise entre parenthèses, soi-même – deuxièmement, ce qu'on a été – troisièmement, ce qu'on voudrait être – quatrièmement, la personne qui a été une partie de son propre moi. C'est le Narzissmustypus.

L'Anlehnungstypus n'est pas moins imaginaire, car il est fondé aussi sur un renversement d'identification. Le sujet se repère alors sur une situation primitive. Ce qu'il aime, c'est la femme qui nourrit et l'homme qui protège.

 

Dr Leclaire : – Là, Freud avance un certain nombre de considérations qui valent comme preuves indirectes en faveur de la conception du narcissisme primaire de l'enfant, et qu'il repère essentiellement –  c'est amusant à dire – dans la façon dont les parents voient leur enfant.

 

Il s'agit là de la séduction qu'exerce le narcissisme. Freud indique ce qu'a de fascinant et de satisfaisant pour tout être humain l'appréhension d'un être présentant les caractéristiques de ce monde clos, fermé sur lui-même, satisfait, plein, que représente le type narcissique. Il la rapproche de la séduction souveraine qu'exerce un bel animal.

 

Dr Leclaire : – Il dit – Sa Majesté l'enfant. L'enfant est ce qu'en font les parents dans la mesure où ils y projettent l'idéal. Freud précise qu'il laissera de côté les troubles du narcissisme primaire de l'enfant, bien qu'il s'agisse là d'un sujet très important, puisque s'y rattache la question du complexe de castration. Il en profite pour mieux situer la notion de la protestation mâle d'Adler, en la remettant à sa juste place...

 

... qui n'est pas mince, pourtant.

 

Dr Leclaire : – ... oui, qui est très importante, mais qu'il rattache aux troubles du narcissisme primaire originel. Nous en arrivons à cette question importante – que devient la libido du moi chez l'adulte normal? Devons-nous admettre qu'elle s'est confondue en totalité dans les investissements objectaux ? Freud repousse cette hypothèse, et rappelle que le refoulement existe, avec, en somme, une fonction normalisante. Le refoulement, dit-il, et c'est l'essentiel de sa démonstration, émane du moi dans ses exigences éthiques et culturelles. Les mêmes impressions, les mêmes événements qui sont arrivés à un individu, les mêmes impulsions, excitations, qu'une personne laisse naître en elle ou du moins qu'elle élabore de façon consciente, seront par une autre personne repoussées avec indignation, ou même étouffées, avant de devenir conscientes. Il y a là une différence de comportement, suivant les individus, les personnes. Freud essaie de formuler cette différence ainsi – Nous pouvons dire qu'une personne a érigé en elle un idéal auquel elle mesure son moi actuel, tandis que l'autre en est dépourvu. La formation d'un idéal conditionnerait donc pour le moi le refoulement. C'est vers ce moi-idéal que va maintenant l'amour de soi, dont jouissait dans l'enfance le véritable moi. Et il poursuit..

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Ce n'est pas le moi véritable, c'est le moi réel – das wirklich le Ich.

 

Le texte poursuit – Le narcissisme paraît dévié sur son nouveau moi-idéal qui se trouve en possession de toutes les précieuses perfections du moi, comme le moi infantile. L'homme s'est montré incapable, comme toujours dans le domaine de la libido, de renoncer à une satisfaction une fois obtenue. Freud emploie pour la première fois le terme de moi-idéal dans la phrase –  c'est vers ce moi idéal que va maintenant l'amour de soi, dont jouissait, chez l'enfant, le véritable moi. Mais il dit ensuite – Il ne veut pas renoncer à la perfection narcissique de son enfance, et [...] il cherche à la regagner dans la forme nouvelle de son idéal du moi. Figurent donc ici les deux termes de moi-idéal et d'idéal du moi.

 

Étant donné la rigueur de l'écriture de Freud, c'est une des énigmes de ce texte qu'a très bien relevée Leclaire que la coexistence, dans le même paragraphe, des deux termes.

 

Dr Leclaire : – Il est amusant de remarquer que le mot de forme est substitué au mot de moi.

 

Parfaitement. Et Freud emploie là Ich-Ideal, qui est exactement symétrique et opposé à ldeal-Ich. C'est le signe que Freud désigne ici deux fonctions différentes. Qu'est-ce que ça veut dire? Nous allons essayer tout à l'heure de le préciser.

 

Dr Leclaire : – Ce que je remarque, c'est qu'au moment où il substitue le terme moi-idéal à idéal du moi, il fait précéder idéal du moi par nouvelle forme.

 

Bien sûr.

 

Dr Leclaire : – La nouvelle forme de son idéal du moi, c'est ce qu'il projette par-devant lui comme son idéal.

 

Le paragraphe suivant éclaire cette difficulté. Pour une fois, exceptionnelle dans son oeuvre, Freud met les points sur les i à propos de la différence entre sublimation et idéalisation. Allez-y.

 

Dr Leclaire : – Freud a donc posé l'existence du moi-idéal, qu'il appelle ensuite idéal du moi, ou forme de l'idéal du moi. Il dit que de là à rechercher les relations de la formation de l'idéal à la sublimation, il n'y a qu'un pas. La sublimation est un processus de la libido objectale. L'idéalisation au contraire concerne l'objet qui est agrandi, élevé, et ce sans modifications de sa nature. L'idéalisation est possible aussi bien dans le domaine de la libido du moi que dans celui de la libido objectale.

 

C'est-à-dire qu'une fois de plus, Freud place les deux libidos sur le même plan.

 

Dr Leclaire : – L'idéalisation du moi peut coexister avec une sublimation manquée. La formation de l'idéal du moi augmente les exigences du moi et favorise au maximum le refoulement.

 

L'un est sur le plan de l'imaginaire, et l'autre sur le plan du symbolique – puisque l'exigence de l'Ich-Ideal prend sa place dans l'ensemble des exigences de la loi.

 

Dr Leclaire : – La sublimation offre donc le biais de satisfaire cette exigence sans entraîner le refoulement.

 

Il s'agit de la sublimation réussie.

 

Dr Leclaire : – C'est là-dessus qu'il termine ce court paragraphe qui a trait aux rapports de l'idéal du moi et de la sublimation. Il ne serait pas étonnant, dit-il ensuite, que nous trouvions une instance psychique spéciale qui remplit la mission de veiller à assurer la sécurité de la satisfaction narcissique découlant de l'idéal du moi, et qui, à cette fin, observe et surveille d'une façon ininterrompue le moi actuel. Cette hypothèse d'une instance psychique spéciale qui remplirait donc une fonction de vigilance et de sécurité nous conduira par la suite au surmoi. Et Freud appuie sa démonstration sur un exemple tiré des psychoses où, dit-il, cette instance est particulièrement visible dans le syndrome d’influence. Avant de parler de syndrome d'influence, il précise que, si une pareille instance existe, nous ne pouvons pas la découvrir, mais seulement la supposer comme telle. Il me paraît tout à fait important que, dans cette première façon d'introduire le surmoi, il dise que cette instance n'existe pas, qu'on ne la découvrira pas, qu'on ne peut que la supposer. Il ajoute que ce que nous appelons notre conscience remplit cette fonction, a cette caractéristique. La symptomatologie paranoïde est éclairée par la reconnaissance de cette instance. Les malades de ce type se plaignent d'être surveillés, d'entendre des voix, de ce qu'on connaît leur pensée, de ce qu'on les observe. Ils ont raison, dit Freud, cette plainte est justifiée. Une pareille puissance qui observe, découvre et critique toutes nos intentions existe réellement. De fait, elle existe chez nous tous dans la vie normale. On trouve ensuite...

 

Ce n'est pas tout à fait ça le sens. Freud dit que, si une telle instance existe, il n'est pas possible qu'elle soit quelque chose que nous n'aurions pas encore découvert. Car il l'identifie avec la censure, les exemples qu'il choisit le montrent. Il retrouve cette instance dans le délire d'influence, où elle se confond avec celui qui commande les actes du sujet. Il la reconnaît ensuite dans ce qui est défini comme le phénomène fonctionnel de Silberer. Selon Silberer, la perception interne par le sujet de ses propres états, de ses mécanismes mentaux en tant que fonctions, au moment où il glisse dans le rêve, jouerait un rôle formateur. Le rêve donnerait de cette perception une transposition symbolique, au sens où symbolique veut dire simplement imagé. On verrait ici une forme spontanée de dédoublement du sujet. Freud a toujours eu vis-à-vis de cette conception de Silberer une attitude ambiguë, disant à la fois que ce phénomène est fort important, et qu'il est néanmoins secondaire par rapport à la manifestation du désir dans le rêve. Peut-être est-ce dû au fait, précise-t-il quelque part qu'il est lui-même d'une nature telle que ce phénomène n'a pas dans ses propres rêves l'importance qu'il peut avoir chez d'autres personnes. Cette vigilance du moi que Freud met en valeur, perpétuellement présente dans le rêve, c'est le gardien du sommeil, situé comme en marge de l'activité du rêve, et très souvent prêt, lui aussi, à la commenter. Cette participation résiduelle du moi est, comme toutes les instances dont Freud fait état à cet endroit sous le titre de la censure, une instance qui parle, c'est-à-dire une instance symbolique.

 

Dr Leclaire : – Il y a ensuite, une sorte de tentative de synthèse, où est abordée la discussion du sentiment de soi, chez l'individu normal et chez le névrosé. Le sentiment de soi a trois origines qui sont – la satisfaction narcissique primaire, le critère de réussite, c'est-à-dire la satisfaction du désir de toute-puissance, et la gratification reçue des objets d'amour. Ce sont les trois racines que Freud semble retenir du sentiment de soi. Il n'est pas nécessaire, je crois, d'aborder ici la discussion dans son détail. Je préférerais revenir à la première des remarques complémentaires. Ceci me paraît extrêmement important – Le développement du moi consiste en un éloignement du narcissisme primaire et engendre un vigoureux effort pour le regagner. Cet éloignement se fait par le moyen d'un déplacement de la libido sur un idéal du moi imposé par l'extérieur, et la satisfaction résulte de l'accomplissement de cet idéal. Le moi passe donc par une espèce d'éloignement, un moyen terme, qui est l'idéal, et revient ensuite dans sa position primitive. C'est un mouvement qui me semble être l'image même du développement.

 

O. Mannoni : – La structuration.

 

Oui, la structuration, c'est très juste.

 

Dr Leclaire : – Ce déplacement de la libido sur un idéal demanderait à être précisé parce que, de deux choses l’ une – ou ce déplacement de la libido se fait une fois de plus sur une image, sur une image du moi, c'est-à-dire sur une forme du moi, que l'on appelle idéal, parce qu'elle n'est pas semblable à celle qui y est présentement, ou à celle qui y a été, – ou bien on appelle idéal du moi quelque chose qui est au-delà d'une forme du moi, qui est proprement un idéal, et qui se rapproche plus de l'idée, de la forme.

 

D'accord.

 

Dr Leclaire : – C'est dans ce sens-là qu'on aperçoit il me semble, toute la richesse de la phrase. Mais aussi une certaine ambiguïté dans la mesure où, si l'on parle de structuration, c'est qu'on prend alors idéal du moi comme forme d'idéal du moi. Mais ce n'est pas précisé dans ce texte.

 

M. Hyppolite : – Pourriez-vous relire la phrase de Freud ?

 

Dr Leclaire : – Le développement du moi consiste en un éloignement du narcissisme primaire, et engendre un vigoureux effort pour le regagner.

 

M. Hyppolite : – Éloignement c'est Entfernung ?

 

Oui, c'est Entfernung exactement.

 

M. Hyppolite : – Mais est-ce qu'il faut comprendre ça comme l'en gendre ment de l'idéal du moi ?

 

Dr Leclaire : – Non. L'idéal du moi, Freud en parle avant. L'éloignement se fait par un déplacement de la libido sur un idéal du moi imposé par l'extérieur. Et la satisfaction résulte de l’accomplissement de cet idéal. Évidemment, dans la mesure où il y a accomplissement de cet idéal...

 

M. Hyppolite : – ... inaccomplissable, parce que c'est enfin de compte l'origine de la transcendance, destructrice et attirante.

 

Dr Leclaire : – Ce n'est pas explicite cependant. La première fois qu'il parle du moi-idéal, c'est pour dire que c'est vers ce moi-idéal que va maintenant l'amour de soi-même.

 

O. Mannoni : – A mon avis, on a souvent l'impression qu'on parle plusieurs langues. Je crois qu'il faudrait peut-être distinguer un développement de la personne et une structuration du moi. C'est quelque chose de ce genre-là qui nous permettrait de nous entendre, car c'est bien un moi qui structure, mais dans un être qui se développe.

 

Oui, nous sommes dans la structuration. Exactement là où se développe toute l'expérience analytique, au joint de l'imaginaire et du symbolique. Tout à l'heure, Leclaire a posé la question de savoir quelle est la fonction de l'image et quelle est la fonction de ce qu'il a appelé l'idée. L'idée, nous savons bien qu'elle ne vit jamais toute seule. Elle vit avec toutes les autres idées, Platon nous l'a déjà enseigné.

Pour mettre un peu de clarté, commençons à faire jouer le petit appareil que je vous montre depuis plusieurs séances.

 

2

 

Partons de l'animal, un animal lui aussi idéal, c'est-à-dire réussi – le mal réussi, c'est l'animal que nous sommes arrivés à capturer. Cet animal idéal nous donne une vision de complétude, d'accomplissement, parce qu'il suppose l'emboîtement parfait, voire l'identité de l’Innenwelt et de l’Umwelt. C'est ce qui fait la séduction de cette forme vivante, déroulant harmonieusement son apparence.

Qu'est-ce que le développement du fonctionnement instinctuel nous montre à cet égard? C'est l'extrême importance de l'image. Qu'est-ce qui fonctionne dans la mise en route du comportement complémentaire de l'épinoche mâle et de l'épinoche femelle ? Des Gestalten.

Simplifions, et ne considérons ce fonctionnement qu'à un moment donné. Le sujet animal mâle ou femelle est comme capté par une Gestalt. Le sujet s'identifie littéralement au stimulus déclencheur. Le mâle est pris dans la danse en zigzag à partir de la relation qui s'établit entre lui-même et l'image qui commande le déclenchement du cycle de son comportement sexuel. La femelle est prise de même dans cette danse réciproque. Ce n'est pas là seulement la manifestation extérieure de quelque chose qui a toujours un caractère de danse, de gravitation à deux corps. C'est jusqu'à présent un des problèmes les plus difficiles à résoudre en physique, mais il est réalisé harmonieusement dans le monde naturel par la relation de la pariade. A ce moment-là, le sujet se trouve entièrement identique à l'image qui commande le déclenchement total d'un certain comportement moteur, lequel produit lui-même et renvoie au partenaire, en un certain style, le commandement qui lui fait poursuivre l'autre partie de la danse.

La manifestation naturelle de ce monde clos à deux nous image la conjonction de la libido objectale et de la libido narcissique. En effet, l'attachement de chaque objet à l'autre est fait de la fixation narcissique à cette image, car c'est cette image, et elle seule, qu'il attendait. C'est là le fondement de ce fait que, dans l'ordre des êtres vivants, seul le partenaire de la même espèce – on ne le remarque jamais assez – peut déclencher cette forme spéciale qui s'appelle le comportement sexuel. A quelques exceptions près, qui doivent être situées dans cette ouverture d'erreur que présentent les manifestations de la nature.

Disons que, dans le monde animal, tout le cycle du comportement sexuel est dominé par l'imaginaire. D'autre part, c'est dans le comportement sexuel que nous voyons se manifester la plus grande possibilité de déplacement, et ce, même chez l'animal. Nous en usons déjà à titre expérimental quand nous présentons à l'animal un leurre, une fausse image, un partenaire mâle qui n'est qu'une ombre portant les caractéristiques majeures dudit. Lors des manifestations du phénotype qui, dans de nombreuses espèces, se produit à ce moment biologique qui appelle le comportement sexuel, il suffit de présenter ce leurre pour déclencher la conduite sexuelle. La possibilité de déplacement, la dimension imaginaire, illusoire, est essentielle à tout ce qui est de l'ordre des comportements sexuels.

Est-ce que chez l'homme, oui ou non, c'est pareil? Cette image, ce pourrait être ça, cet Ideal-Ich dont nous parlions tout à l'heure. Pourquoi pas? Néanmoins, on ne songe pas à appeler ce leurre l’Ideal-Ich. Où le situer alors ? Ici se révèlent les mérites de mon petit appareil.

Quelle est sa portée ? Je vous ai déjà expliqué le phénomène physique de l'image réelle, qui peut être produite par le miroir sphérique, être vue à sa place, s'insérer dans le monde des objets réels, être accommodée en même temps que les objets réels, voire apporter à ces objets réels une ordonnance imaginaire, à savoir les inclure, les exclure, les situer, les compléter.

Ce n'est pas là autre chose que le phénomène imaginaire que je vous détaillais chez l'animal. L'animal fait coïncider un objet réel avec l'image qui est en lui. Et, bien plus, je dirais, comme il est indiqué dans les textes de Freud, que la coïncidence de l'image avec un objet réel la renforce, lui donne corps, incarnation. A ce moment, des comportements se déclenchent, qui guideront le sujet vers son objet, par l'intermédiaire de l'image.

Chez l'homme, cela se produit-il ?

Chez l'homme, nous le savons, les manifestations de la fonction sexuelle se caractérisent par un désordre éminent. Il n'y a rien qui s'adapte. Cette image autour de quoi nous, psychanalystes, nous déplaçons, présente, qu'il s'agisse des névroses ou des perversions, une espèce de fragmentation, d'éclatement, de morcellement, d'inadaptation, d'inadéquation. Il y a là comme un jeu de cache-cache entre l'image et son objet normal – si tant est que nous adoptions l'idéal d'une norme dans le fonctionnement de la sexualité. Comment pouvons-nous dès lors nous représenter le mécanisme par où cette imagination en désordre arrive finalement, quand même, à remplir sa fonction ?

J'essaie d'employer des termes simples pour bien vous guider dans la pensée. On pourrait en employer de plus compliqués. Mais vous voyez que c'est bien la question que se posent éperdument les analystes en se grattant vigoureusement la tête devant tout le monde.

Prenez n'importe quel article, par exemple le dernier, que j'ai lu à votre usage, de notre cher Michaël Balint – dont je vous annonce prochainement la visite et la venue à notre Société. Il pose la question de savoir ce que c'est que la fin du traitement. La dernière séance de notre cycle ce trimestre, je voudrais – peut-être ne le ferai-je pas, je ne sais, cela dépendra de mon inspiration – je voudrais vous parler de la terminaison de l'analyse. C'est un saut, mais notre examen des mécanismes de résistance et du transfert ne nous le permet-il pas ?

Eh bien, qu'est-ce que la fin du traitement? Est-ce analogue à la fin d'un processus naturel? L'amour génital – cet Eldorado promis aux analystes et que nous promettons bien imprudemment à nos patients – est-ce un processus naturel? Ne s'agit-il au contraire que d'une série d'approximations culturelles qui ne peuvent être réalisées que dans certains cas? L'analyse, sa terminaison, est-elle donc dépendante de toutes sortes de contingences ?

 

 

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De quoi s'agit-il ? – sinon de voir quelle est la fonction de l'autre, de l'autre humain, dans l'adéquation de l'imaginaire et du réel.

Nous retrouvons là le petit schéma. Je lui ai apporté à la dernière séance un perfectionnement qui constitue une partie essentielle de ce que je cherche à démontrer. L'image réelle ne peut être vue de façon consistante que dans un certain champ de l'espace réel de l'appareil, le champ en avant de l'appareil constitué par le miroir sphérique et le bouquet renversé.

Nous avons situé le sujet sur le bord du miroir sphérique. Mais nous savons que la vision d'une image dans le miroir plan est exactement équivalente pour le sujet à ce que serait l'image de l'objet réel pour un spectateur qui serait au-delà de ce miroir, à la place même où le sujet voit son image. Nous pouvons donc remplacer le sujet par un sujet virtuel, SV, situé à l'intérieur du cône qui délimite la possibilité de l'illusion – c'est le champ x’ y’. L'appareil que j'ai inventé montre donc qu'en étant placé dans un point très proche de l'image réelle, on peut néanmoins la voir, dans un miroir, à l'état d'image virtuelle. C'est ce qui se produit chez l'homme.

Qu'en résulte-t-il ? Une symétrie très particulière. En effet, le sujet virtuel, reflet de l'oeil mythique, c'est-à-dire l'autre que nous sommes, est là où nous avons d'abord vu notre ego – hors de nous, dans la forme humaine. Cette forme est hors de nous, non pas en tant qu'elle est faite pour capter un comportement sexuel, mais en tant qu'elle est fondamentalement liée à l'impuissance primitive de l'être humain. L'être humain ne voit sa forme réalisée, totale, le mirage de lui-même, que hors de lui-même. Cette notion ne figure pas encore dans l'article que nous étudions, elle ne surgit que plus tard dans l'oeuvre de Freud.

Ce que le sujet, qui, lui, existe, voit dans le miroir est une image, nette ou bien fragmentée, inconsistante, décomplétée. Cela dépend de sa position par rapport à l'image réelle. Trop sur les bords, on voit mal. Tout dépend de l'incidence particulière du miroir. Ce n'est que dans le cône que l'on peut avoir une image nette.

De l'inclinaison du miroir dépend donc que vous voyiez plus ou moins parfaitement l'image. Quant au spectateur virtuel, celui que vous vous substituez par la fiction du miroir pour voir l'image réelle, il suffit que le miroir plan soit incliné d'une certaine façon pour qu'il soit dans le champ où on voit très mal. De ce seul fait, vous aussi vous voyez très mal l'image dans le miroir. Disons que cela représente la difficile accommodation de l'imaginaire chez l'homme.

Nous pouvons supposer maintenant que l'inclinaison du miroir plan est commandée par la voix de l'autre. Cela n'existe pas au niveau du stade du miroir, mais c'est ensuite réalisé par notre relation avec autrui dans son ensemble – la relation symbolique. Vous pouvez saisir dès lors que la régulation de l'imaginaire dépend de quelque chose qui est situé de façon transcendante, comme dirait M. Hyppolite – le transcendant dans l'occasion n'étant ici rien d'autre que la liaison symbolique entre les êtres humains.

Qu'est-ce que c'est que la liaison symbolique? C'est, pour mettre les points sur les i, que socialement, nous nous définissons par l'intermédiaire de la loi. C'est de l'échange des symboles que nous situons les uns par rapport aux autres nos différents moi – vous êtes, vous, Mannoni, et moi, Jacques Lacan, et nous sommes dans un certain rapport symbolique, qui est complexe, selon les différents plans où nous nous plaçons, selon que nous sommes ensemble chez le commissaire de police, ensemble dans cette salle, ensemble en voyage.

En d'autres termes, c'est la relation symbolique qui définit la position du sujet comme voyant. C'est la parole, la fonction symbolique qui définit le plus ou moins grand degré de perfection, de complétude, d'approximation, de l'imaginaire. La distinction est faite dans cette représentation entre l’Ideal-Ich et l’Ich-Ideal, entre moi-idéal et idéal du moi. L'idéal du moi commande le jeu de relations d'où dépend toute la relation à autrui. Et de cette relation à autrui dépend le caractère plus ou moins satisfaisant de la structuration imaginaire.

Un tel schéma vous montre que l'imaginaire et le réel jouent au même niveau. Pour le comprendre, il suffit de faire un petit perfectionnement de plus à cet appareil. Pensez que ce miroir est une vitre. Vous vous voyez dans la vitre et vous voyez les objets au-delà. Il s'agit justement de cela – d'une coïncidence entre certaines images et le réel. De quoi d'autre parlons-nous quand nous évoquons une réalité orale, anale, génitale, c'est-à-dire un certain rapport entre nos images et les images? Ce n'est rien d'autre que les images du corps humain, et l'hominisation du monde, sa perception en fonction d'images liées à la structuration du corps. Les objets réels, qui passent par l'intermédiaire du miroir et à travers lui, sont à la même place que l'objet imaginaire. Le propre de l'image, c'est l'investissement par la libido. On appelle investissement libidinal ce en quoi un objet devient désirable, c'est-à-dire ce en quoi il se confond avec cette image que nous portons en nous, diversement, et plus ou moins, structurée.

Ce schéma vous permet donc de vous représenter la différence que Freud fait toujours soigneusement, et qui reste souvent énigmatique aux lecteurs, entre régression topique et régression génétique, archaïque, la régression dans l'histoire comme on enseigne aussi à la désigner.

Selon l'inclinaison du miroir, l'image dans le miroir sphérique est plus ou moins bien réussie au centre ou sur les bords. On peut même concevoir qu'elle puisse être modifiée. Comment la bouche originelle se transforme-t-elle à la fin en phallus ? – ce serait peut-être facile de réaliser à ce propos un petit modèle de physique amusante. Cela vous représente que, chez l'homme, nulle régulation imaginaire qui soit vraiment efficace et complète ne peut s'établir sinon par l'intervention d'une autre dimension. Ce que poursuit, au moins mythiquement, l'analyse.

Quel est mon désir? Quelle est ma position dans la structuration imaginaire? Cette position n'est concevable que pour autant qu'un guide se trouve au-delà de l'imaginaire, au niveau du plan symbolique, de l'échange légal qui ne peut s'incarner que de l'échange verbal entre les êtres humains. Ce guide qui commande au sujet, c'est l'idéal du moi.

La distinction est absolument essentielle, et elle nous permet de concevoir ce qui se passe dans l'analyse sur le plan imaginaire, et qui s'appelle le transfert.

Pour le saisir – c'est là le mérite du texte de Freud – il faut comprendre ce que c'est que la Verliebtheit, l'amour. L'amour est un phénomène qui se passe au niveau de l'imaginaire, et qui provoque une véritable subduction du symbolique, une sorte d'annulation, de perturbation de la fonction de l'idéal du moi. L'amour rouvre la porte – comme l'écrit Freud, qui n'y va pas avec le dos de la cuillère – à la perfection.

L’lch-ldeal, l'idéal du moi, c'est l'autre en tant que parlant, l'autre en tant qu'il a avec moi une relation symbolique, sublimée, qui, dans notre maniement dynamique est à la fois semblable et différent de la libido imaginaire. L'échange symbolique est ce qui lie entre eux les êtres humains, soit la parole, et qui permet d'identifier le sujet. Ce n'est pas là métaphore – le symbole enfante des êtres intelligents, comme dit Hegel.

L’lch-ldeal, en tant que parlant, peut venir se situer dans le monde des objets au niveau de l’Ideal-Ich, soit au niveau où peut se produire cette captation narcissique dont Freud nous rebat les oreilles tout au long de ce texte. Vous pensez bien qu'au moment où cette confusion se produit, il n'y a plus aucune espèce de régulation possible de l'appareil. Autrement dit, quand on est amoureux, on est fou, comme le dit le langage populaire.

Je voudrais illustrer ici la psychologie du coup de foudre. Rappelez-vous Werther voyant pour la première fois Lotte en train de pouponner un enfant. C'est une image parfaitement satisfaisante de l’Anlehnungstypus sur le plan anaclitique. Cette coïncidence de l'objet avec l'image fondamentale pour le héros de Goethe est ce qui déclenche son attachement mortel – il faudra élucider une prochaine fois pourquoi cet attachement est fondamentalement mortel. C'est ça, l'amour. C'est son propre moi qu'on aime dans l'amour, son propre moi réalisé au niveau imaginaire.

On se tue à se poser ce problème – comment chez les névrosés, qui sont si entravés sur le plan de l'amour, le transfert peut-il bien se produire ? La production du transfert a un caractère absolument universel, véritablement automatique, alors que les exigences de l'amour sont au contraire, chacun le sait, si spécifiques... Ce n'est pas tous les jours qu'on rencontre ce qui est fait pour vous donner juste l'image de votre désir. Comment se fait-il donc que, dans le rapport analytique, le transfert, qui est de même nature que l'amour – Freud nous le dit dans le texte que j'ai donné à dépouiller à Granoff –  se produise, on peut dire avant même que l'analyse soit commencée? Certes, ce n'est peut-être pas tout à fait la même chose avant et pendant l'analyse.

Je vois l'heure avancer, et je ne veux pas vous tenir au-delà de deux heures moins le quart. Je reprendrai les choses à ce point-ci – comment la fonction presque automatiquement déclenchée du transfert dans la relation analysé/analyste – et ce, avant même qu'elle ait commencé, de par la présence et la fonction de l'analyse – nous permet-elle de faire jouer la fonction imaginaire de l’Ideal-Ich ?

 

31 mars 1954.